Cessions à titre gratuit de droits de propriété intellectuelle en France : prudence !

Une décision récente du Tribunal Judiciaire de Lyon vient réitérer une jurisprudence aux conséquences pratiques importantes en droit français : l’annulation d'une cession de droits de propriété intellectuelle à titre gratuit pour non-respect du formalisme imposé par le droit commun des donations. Ce courant jurisprudentiel entraine un risque important et peut surprendre les parties à des contrats de cession, notamment les étrangers.
 

1. Le cœur du problème : le formalisme en droit français

Le droit spécial du Code de la propriété intellectuelle prévoit des règles de formalisme pour les cessions de droits de propriété intellectuelle bien connues des professionnels de cette matière. 

En effet, les actes de cession de titres enregistrés (ex. marques, brevets) sont soumis à une double exigence : un contrat écrit opérant cession de droits et l’inscription de la cession au registre de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) pour la rendre opposable aux tiers.

Le droit d’auteur impose, par ailleurs, la rédaction de plusieurs clauses précises (définissant l’étendue des droits cédés, la durée etc.).

En parallèle, le droit commun du Code civil prévoit un formalisme particulier pour les « donations » (articles 931 et suivants). 

La raison en est que la donation entraîne une conséquence particulièrement grave pour le donateur : l'expropriation irrévocable du donateur en faveur du donataire. Le législateur a estimé que la gravité de cet acte justifiait l'adoption d'un certain formalisme afin de clarifier le consentement du donateur et d'assurer sa protection. C'est pourquoi le Code civil exige que la donation soit formalisée devant un notaire.
 

2. La rencontre de ces deux types de formalisme dans la jurisprudence récente : les cessions à titre gratuit sont requalifiées en donations, et annulées si elles n’ont pas été passées devant notaire

Un nouveau courant jurisprudentiel, mêlant droit spécial de la propriété intellectuelle et droit commun français, a vu le jour avec une décision du Tribunal judiciaire de Paris du 8 février 20221, confirmée sur ce point par la Cour d’appel de Paris dans une décision du 13 mars 20242.

Il s’agissait d’une affaire impliquant deux entrepreneurs qui avaient constitué ensemble une première société, avant que celle-ci soit dissoute, puis que l’un d’eux décide de fonder une nouvelle structure au profit de laquelle il avait transféré à titre gratuit une marque et deux dessins et modèles tous trois créés à l’époque de l’activité en commun.

Le cotitulaire ayant procédé à la cession des droits soutenait notamment que l'article 931 du Code civil ne s'appliquait pas à cette cession, compte tenu de l’existence du texte spécial du Code de la propriété intellectuelle qui ne mentionne pas l'exigence de l'acte notarié et qui devait prévaloir sur l'article 931 (en raison du principe selon lequel les règles spéciales dérogent aux règles générales). 

La Cour a considéré en tout premier lieu que le contrat de cession des marque et modèles constituait bien une « cession à titre gratuit », notamment du fait qu’aucune contrepartie n'était clairement évoquée à la charge du cessionnaire. Elle a jugé que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle n'envisageant pas le cas où un titre de propriété industrielle serait cédé à titre gratuit dans le cadre d'une donation, elles ne peuvent être considérées comme une règle spéciale dérogeant à la règle d'ordre public de l'article 931 du code civil, qui était donc applicable.

Dans cette affaire le juge a donc requalifié et annulé l’acte de cession à titre gratuit.

Cette solution a été à nouveau affirmée dans une décision du Tribunal Judiciaire de Paris (en référé) du 12 avril 20233, en matière de droit d’auteur. 

Le demandeur est un ancien militaire de l’armée russe, qui après avoir été blessé sur le front puis rapatrié en Russie, a publié son témoignage. Ayant dû fuir la Russie pour la France, il a décidé de céder à titre gratuit ses droits d’auteur sur son manifeste à une association, qui a elle-même conclu un contrat de cession de droits d’auteur avec une société d’édition. L’association et la société d’édition ont ensuite été assignées devant le Tribunal judiciaire de Paris par l’ex militaire.

Le juge des référés a constaté que le contrat conclu emportait « explicitement cession « gratuite » de droits d’auteurs », et que cet acte conclu sans passer devant un notaire était susceptible de nullité (N.B. le juge des référés ne peut pas rendre une décision sur le fond de l’affaire mais uniquement sur des mesures provisoires. Ainsi, il ne fait ici que présumer de la nullité de l’acte, laissant au juge du fond le soin de trancher la question).

Cette solution a encore été réitérée plus récemment par le Tribunal judiciaire de Lyon dans une décision du 9 avril 20244 en matière de droit d’auteur. Cette dernière décision offre toutefois une lueur d’espoir. En effet, l’une des parties contestait la validité d’un un acte de cession de marque à titre gratuit conclu en 2020 en tant qu’il ne respectait pas le régime de la donation. Or, les contractants avaient, en mai 2022, conclu un nouvel accord annulant et remplaçant le précédent, à propos de la même marque. Ce nouveau contrat prévoyait, cette fois, une cession à titre onéreux, d’un montant de 1 000 euros. Il a été jugé valable par le tribunal lyonnais qui observe que « cet acte ne vient donc pas régulariser la cession du 20 mai 2020 mais se substitue à elle ».
 

3. Ce qu’il faut retenir

  • En France, les droits de propriété intellectuelle peuvent être cédés par contrat, qu'il s'agisse d'une cession rémunérée ou gratuite ;
  • Il existe toutefois un risque sérieux concernant les cessions à titre gratuit qui, si elles ne sont pas passées devant un notaire, peuvent encourir la nullité en justice ; 
  • Pour éviter la nullité, il faut soit prévoir une contrepartie réelle à la cession de titres, soit, si la cession est à titre gratuit, la formaliser devant un notaire ;
  • On ne peut qu’encourager les titulaires de droits et contractants à faire un audit de leurs contrats pour inventorier les cessions problématiques et régulariser la situation.
     

1  Tribunal judiciaire de Paris, 8 février 2022, N° 19/14142
2  Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 1, 13 mars 2024, n° 22/05440
3  Tribunal judiciaire de Paris, 12 avril 2023, N° 23/50949
4  Tribunal judiciaire de Lyon, 9 avril 2024, RG N° 20/05900

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